La psychanalyse ne se réduit pas à l’écoute. Ce qui spécifie la pratique analytique depuis ses débuts, c’est l’interprétation. Ce numéro de la Cause du désir met en valeur la valeur de l’interprétation et sa fonction centrale dans la formation et la pratique du psychanalyste. On voit ainsi de dessiner l’écart considérable existant entre l’écoute généralisée, le « parler fait du bien », et l’expérience éthique de l’analyse.
Présentation
Dans le dispositif analytique, la parole n’est pas sacralisée, elle n’est pas considérée au pieds de la lettre, porteuse d’une vérité sans équivoque. Ce qui importe en psychanalyse, ce n’est pas l’adéquation de ce qui est dit à la réalité – celle-ci étant toujours construite, ainsi que Freud et Lacan l’ont montré-, mais la valeur de certains signifiants qui tissent, à l’insu de celui qui parle, le réseau constituant le savoir inconscient. Ce qui échappe à l’intention de signification doit faire l’objet d’une lecture de la part de l’analyste qui interprète. Ce numéro de la Cause du désir consacre ainsi son dossier central à ce thème si actuel.
S’y ajoute un grand hommage à Jacques Aubert, lequel accompagna Jacques Lacan dans son déchiffrage de l’œuvre de James Joyce et l’introduction de la notion de sinthome en psychanalyse, ainsi qu’une grande conversation récente de Jacques-Alain Miller avec l’Ecole espagnole du Champ freudien.
Divers articles témoignent de la vitalité de la recherche orientée par l’enseignement de Jacques Lacan, que cela soit dans le domaine de la clinique ou dans celui des pratiques artistiques.
Points forts
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SOMMAIRE
ÉDITORIAL
Laura Sokolowsky
HOMMAGE À JACQUES AUBERT
Les sons à découper, Luc Garcia
Galeries pour un portrait, Jacques Aubert
Discussion après l’exposé de Jacques Aubert aux « Conférences du Champ freudien »,
Jacques Aubert, Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller et Philippe Sollers
Commentaire, Laura Sokolowsky
De Jacques Aubert à Lacan, « effets de voix », Sophie Marret-Maleval
L’ORIENTATION LACANIENNE
Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien,
2 mai 2021 (I), Jacques-Alain Miller
PAS D’ÉCOUTE SANS INTERPRÉTATION
L’interprétation : de l’écoute à l’écrit, Éric Laurent
L’interprétation est une discontinuité, Laurent Dupont
L’Homme aux loups avec Freud, Agnès Aflalo
Quelques jalons pour l’interprétation et l’écoute, Pierre-Gilles Guéguen
L’interprétation dans une psychanalyse, du dialogue au monologue, Jean-Daniel Matet
Interprétation de sens, interprétation hors sens, Hélène Bonnaud
Écouter, entendre, lire, Yasmine Grasser
Interpréter l’enfant débile ?, Mathieu Siriot
SCIENCE ET VÉRITÉ
Les interprétations de la référence chez Quine, Karim Bordeau
SUR LA PASSE
L’après-coup de l’après-coup, Victoria Horne Reinoso
De l’interprétation qui dérange à l’arrangement sur mesure, Myriam Chérel
« … du moment qu’on sème »… le discours analytique, Marie-Claude Sureau
RÉSONANCE
« Que le son soit votre guide », Marie Faucher-Desjardins
SINGULARITÉS
Le prix de l’équivoque, Araceli Fuentes García-Romero
Ce qu’il a fallu dire à Loïc, Adriana Campos
Éclats d’interprétation, Jean-Pierre Deffieux
Au pied du mur, Catherine Lacaze-Paule
POÉTIQUE
Kafka, des femmes qui l’agrafent à l’écriture, Aurélie Flore Pascal
DE PICTURA
Le baroque lacanien et la scopie corporelle, Jacques Borie
RECHERCHE ET CLINIQUE
Pour une conversation sur la jouissance avec le sujet psychotique,
Jean-Claude Maleval
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ÉDITORIAL
Laura Sokolowsky
Lors d’une conférence de presse à Rome, en 1974, Lacan lançait à l’auditoire : « Vous écoutez – , oui. Mais est-ce que vous y attrapez un petit quelque chose qui ressemble à du réel ?1 » Les bouts de réel ne s’attrapent pas en écoutant ce qui se dit. Lacan nous enseigne que « le signifié n’a rien à faire avec les oreilles, mais seulement avec la lecture, la lecture de ce qu’on entend de signifiant.2 »
Pour autant, c’est la psychanalyse qui a rendu possible ce que Jacques-Alain Miller a nommé, à l’orée des années 2000, dans un contexte législatif hostile à celle-ci et heureusement combattu, « l’utilité sociale de l’écoute.3 ». J.-A. Miller a fait valoir que les pratiques de l’écoute se sont généralisées par le biais de psychothérapies inspirées par la psychanalyse et qu’un tissu compassionnel enveloppe désormais toute la société. Il est admis que parler de ses souffrances à quelqu’un qui vous accueille sans vous juger produit des effets de soulagement. De là, les dispositifs d’écoute se sont multipliés : numéros verts et hotlines sont mis à la disposition des populations pour lutter contre les harcèlements, les violences, la dépression, la solitude, l’anxiété, l’ad- diction numérique, la porno-dépendance, etc. Généralement, les effets thérapeutiques de l’écoute sont de courte durée car ce qui soutient la plainte demeure intouché. La jouissance pulsionnelle ne se dit jamais qu’entre les lignes, « elle ne se dit jamais en propre.4 », nous rappelle à cet égard J.-A. Miller.Dans le dispositif analytique fondé sur l’interprétation, la parole n’est pas sacralisée. Ce qui se dit en analyse n’est pas considéré au pied de la lettre, porteur d’une vérité sans équivoque. Ce qui importe dans ce discours, ce n’est pas de croire ou de ne pas croire celui qui parle, ni d’aller vérifier l’exactitude de ses propos dans la réalité – souvenirs,révélations, traumatismes – mais de savoir lire, dans la parole, ce qui échappe à l’intention de signification. Et si Freud s’est tellement intéressé aux formations de l’inconscient, c’est parce que celles-ci témoignent d’un savoir qui échappe à la maîtrise du moi. La psychanalyse révèle ainsi qu’il existe un savoir dans sa forme insu : c’est un savoir qui ne se connaît pas lui-même. Avant l’apparition de la psychanalyse, un savoir détaché de la conscience de lui-même n’était pas concevable.
C’est ce savoir insu qui est l’index d’un réel propre à la psychanalyse. Il s’agit d’ex- traire, par la lecture et le déchiffrement de son propre inconscient – auxquels aucune auto-analyse ne permet d’accéder – l’impact de signifiants-maîtres hors sens qui font répétition. Cette opération d’extraction, c’est l’interprétation, en ses différentes variantes que nous présentons dans ce numéro, qui la rend possible.
L’hommage à Jacques Aubert, compagnon de route de Lacan disparu en novembre dernier, livre l’exemple d’une interprétation ayant fait date de l’œuvre de James Joyce. Son érudition et sa générosité ont marqué des générations de psychanalystes désirant saisir les développements tardifs de Lacan relatifs au sinthome. Les Archives Lacan sont aussi présentes à travers une savante et passionnante discussion, à découvrir ici.
Une conversation récente de Jacques-Alain Miller avec des collègues espagnols à l’occasion de la parution d’un livre précise ce qu’est la politique psychanalytique. À charge pour les psychanalystes d’interpréter les symptômes d’une civilisation dans laquelle le père s’est évaporé ainsi que les effets du discours intolérant et tyrannique du Bien universel.
« Interprète de ce qui m’est présenté en propos ou en actes, je décide de mon oracle et l’articule à mon gré.5 », écrit Lacan en 1958. Pour illustrer ce qu’a d’oraculaire l’interprétation analytique, nous avons choisi l’image de la Sibylle libyenne du divin Michel- Ange à la Chapelle Sixtine. À Rome, donc.
Fondement de la psychanalyse à partir de la découverte inaugurale des mécanismes langagiers impliqués dans la formation des symptômes et des rêves, l’interprétation psychanalytique est, plus que jamais, l’instrument paradoxal dont le tranchant s’affine au fil de ses usages.