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Événement

Bords de Plateau

Un ennemi du peuple De Henrik Ibsen Mise en scène de Thibaut Wenger

9 Mar 2023

ARGUMENT


Un Ennemi du peuple –
réellement ?

Fin du XIXe siècle, une ville thermale du Sud de la côte norvégienne, or nous pourrions être partout ailleurs, tant les enjeux posés par la pièce Un ennemi du peuple (1882) d’Henrik Ibsen nous cernent en ce XXIe siècle. Il y est question d’écologie – ça urge –, d’économie, de politique, de l’individu et du collectif, des discours, – ce n’est pas exhaustif – in fine de responsabilité, d’éthique des conséquences.

Chez le dramaturge norvégien, c’est en posant un acte que bien souvent les personnages s’extirpent de leur aliénation.

Tomas Stockmann, médecin, retiré un temps dans « un trou » du Nord du pays, a eu l’idée de faire bâtir une station thermale dans sa ville natale. Son frère, Peter, préfet, juge de première instance, président du conseil d’administration des Bains, l’a mise en œuvre avec quelques autres.

La ville connaît depuis un essor sans précédent.

Mais il s’avère que non seulement l’eau est polluée, mais aussi dangereuse pour la santé, en raison d’un défaut de hauteur de raccordement à la source. Le docteur les avait pourtant prévenus dès la construction. Sa voix n’a toutefois pas été entendue. Alors qu’il a la preuve que les eaux de la tannerie de Mølledalen, qui n’est autre d’ailleurs que celle de son beau-père, polluent celle des Bains, sa voix gagnera-t-elle l’esprit de ses concitoyens et responsables ?

Tomas, porteur de cette vérité, qui ne souffre d’aucun défaut logique, à l’inverse de ce que les bâtisseurs et actionnaires ont commis – « la triche et le travail bâclé » [1]  –, estime « pour le bien véritable de sa ville » n’avoir pas à « taire ce qui est juste et vrai » et faire « son devoir envers le peuple – envers la société » [2]. Idéaliste ? Résistant ? Franc-tireur ? Le médecin, « libre penseur » [3], aura à affronter le discours du maître, incarné par le frère, un « bureaucrate » [4] au service « du bien de la ville » [5], qui lui demande de tamiser sa découverte, d’autant que cela le remettrait en cause devant « l’opinion publique » ainsi que l’administration.

Il doit la rassurer cette opinion, pour qu’elle continue à leur faire confiance.

Peter n’aura de cesse de prédiquer sur l’être de Tomas pour affaiblir ses idées en faisant très vite un « ennemi de la société » [6]. Le « bureaucrate » finira par obtenir gain de cause en agitant le signifiant-maître « argent » même auprès de ceux qui un temps ont assuré Tomas de leur soutien pour des calculs d’ailleurs différents selon leur position dans la société et leurs intérêts.  Aslaksen qui clame sous les bravi de la salle : « Je suis moi-même un ami de la démocratie, à condition qu’elle ne coûte pas trop cher aux contribuables ». [7] 

Le beau-père Morten Kill – figure d’un patron voyou ? –, se révèlera à la fin de la pièce le plus cynique d’entre tous.

Lors de la réunion publique où Tomas, se refusant à être baîllonné, va faire part de sa plus grande « découverte » encore à ses concitoyens – bourgeois, ouvriers, un « alcoolique » qui sera jeté dehors dès qu’il prendra la parole… –, la pièce bascule et le destin de Tomas est scellé : il sera seul avec sa vérité – certainement le seul bien qu’il n’avait pas à perdre.

Ibsen, qui confie dans sa correspondance avec Brandes et Bjørnson avoir prêté beaucoup de ses idées à Tomas Stockmann, Ibsen qui pendant vingt-sept années a été en exil, et a vu ses pièces précédentes en Norvège refusées, va ériger les eaux polluées en symptôme de la société qui préfère le mensonge à la vérité. Et ainsi « [il] est de la plus haute importance qu’une société fondée sur le mensonge soit détruite » [8]. Et d’affirmer par la voix du médecin que « la minorité a toujours raison ».

Scandale, scandale dans l’horizon d’attentes de l’époque, qui n’entend pas être réveillée de ses dogmes libéraux et moraux, mis par Ibsen sur le même plan dans la pièce, lui qui d’ailleurs n’épargne plus aucune « famille » politique.

Freud qui connaissait intimement l’œuvre du dramaturge norvégien, sans jamais l’avoir rencontré, s’y réfèrera à plusieurs reprises – notamment par une étude détaillée de Rosmersholm. Il évoquera la « majorité compacte » à deux reprises pour faire part de ce qu’il dut se « familiariser précocement avec le destin de [se] trouver dans l’opposition et d’être mis au ban de “ la majorité compacte ”. Cela préparera la voie à une certaine indépendance ». [9]  Il évoque ici ses premières années d’Université et le fait d’être juif. Une identification avec le docteur Stockmann ? Dont la dernière découverte qui conclut la pièce est : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul ». [10] Je songe ici pour conclure – car bien des fils pourraient encore être déroulés autour de cette formule lapidaire de Lacan : « La civilisation, […] c’est l’égout[11] » à laquelle la pièce fait écho – je songe à Lacan qui écrit : « Je fonde – aussi seul que j’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique – l’École française de psychanalyse »[12].

Nous en discuterons avec notre invité Fabian Fajnwaks, l’équipe artistique et le public, lors de la mise en scène de Thibaut Wenger d’Un Ennemi du peuple – adaptation et dramaturgie de Jean-Marie Piemme – au théâtre Jean Arp de Clamart le jeudi 9 Mars à 19 heures 30.

                                                                                                                         Élise Clément avec l’aimable relecture de Laurence Maman

[1] Ibsen H., Un ennemi du peuple, Paris, Actes Sud, 2019, p. 49.

[2] Ibsen H., Un ennemi du peuple, op. cit., p. 47 & 49.

[3] Ibid., p. 91.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Ibid., p. 42.

[6] Ibid., p. 48.

[7] Ibsen H., Un ennemi du peuple, op. cit., p. 82.

[8] Ibid., p. 94.

[9] Dans son Allocution aux membres de la Société B’nai B’rith en 1926 et dans Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 2003, p. 33.

[10] Un ennemi du peuple, op. cit., p. 121.

[11] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.

[12] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.

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